Tartuffe
En mars-avril 1664, Molière écrit un premier Tartuffe, en trois actes, à un moment où les dévots, groupés autour de la puissante Compagnie du Saint-Sacrement de l’Autel , sont choqués par la vie privée de Louis XIV, amant de Mademoiselle de La Vallière. À l’occasion des Plaisirs de l’Île enchantée, en mai de la même année, la somptueuse fête donnée à Versailles par le roi, la troupe de Molière joue La princesse d’Élide, Les Fâcheux et Le Tartuffe. Cette dernière œuvre connaît un vif succès, et les spectateurs cherchent à deviner quel contemporain a pu servir de modèle au personnage du héros. Aussitôt, la cabale menée par la Compagnie du Saint-Sacrement se déchaîne avec une violence bien plus grande qu’à l’occasion de la querelle de L’École des femmes, car cette fois la lutte revêt également une portée doctrinale avec la « Querelle de la moralité du théâtre », débat ancien qui se ranime alors. Le parti dévot se lance dans la bataille, avec, à sa tête, Anne d’Autriche, devenue l’ennemie de Molière, et remporte une première victoire en faisant interdire la pièce par le roi. Molière entreprend des démarches pour défendre son œuvre, mais en vain ; il reprend espoir quand un légat du Pape, le cardinal Chigi, s’y montre favorable, après une lecture privée. Pourtant, le 1er août, le curé de Saint-Barthélémy, docteur en Sorbonne, traite Molière de « démon vêtu de chair » dans un pamphlet retentissant, ce qui n’empêche pas Louis XIV d’accorder une gratification au dramaturge. À la suite de l’annulation d’une lecture dans un salon, Molière envoie un premier placet au roi, dans lequel il expose les intentions de sa comédie, se justifie, et fait allusion aux intrigues de la cabale : « Les originaux enfin ont fait supprimer la copie. » Par la suite, la Compagnie du Saint-Sacrement décide de ne plus nourrir la polémique, car, ainsi que l’écrit l’un de ses membres, « il [vaut] mieux l’oublier que de l’attaquer, de peur d’engager l’auteur à la défendre. » La pièce est représentée en privé à l’occasion de Visites, ce qui est toléré, en septembre chez Monsieur, frère du Roi, à Villers-Cotterêts, puis chez la Princesse Palatine, dans sa version en cinq actes.
La tension monte à nouveau avec la création de Dom Juan, en raison de la longue tirade prononcée par le héros sur l’hypocrisie (V, 2). Le prince de Conti*, troisième personnage de l’État, ancien protecteur de Molière revenu à la religion de façon spectaculaire, est excédé, et y trouve l’occasion d’une nouvelle attaque : « Y a-t-il une école d’athéisme plus ouverte ? [...] L’auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde. » La fureur des dévots est à son comble ; on menace Molière, dans un sonnet anonyme, de lui crever les yeux et de l’enfermer à la Bastille avec un vautour qui le déchirerait.
Puis les choses évoluent ; les amis de Molière se regroupent autour de Madame de La Sablière et de Ninon de Lenclos ; le 14 août 1665, Louis XIV prend la troupe sous sa protection, et, enfin, Anne d’Autriche et Conti meurent à peu de jours d’intervalle, ce qui décapite le parti dévot. Molière remanie Le Tartuffe, fait de son héros un laïc, Panulphe, et atténue certains passages, de sorte que le roi en autorise verbalement la représentation avant son départ pour les Flandres. Le 5 août, la première de L’Imposteurconnaît un succès sans précédent, mais, deux jours plus tard, alors que le spectacle est sur le point de commencer, des huissiers mandés par le Premier Président du Parlement, M. de Lamoignon, l’interdisent. Deux acteurs, La Grange et La Thorillière, partent pour les Flandres afin de remettre un second placet de Molière au souverain. « Monsieur nous protégea à son ordinaire et Sa Majesté nous fit dire qu’à son retour à Paris, elle ferait examiner la pièce de Tartuffe et que nous la jouerions », lit-on dans le registre de La Grange. Le 11 août, l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, censure la pièce, interdisant à tous, sous peine d’excommunication, de la lire, d’en entendre la lecture ou de la voir représenter. L’affaire n’évolue que dix-huit mois plus tard, avec ce qu’on appellera « la paix de l’Église », et, le 5 février, Le Tartuffe est enfin représenté.
La violence de cette affaire en déforme sensiblement les perspectives à nos yeux. Molière n’est probablement pas un incroyant ni un contestataire, comme le prétendent ses ennemis qui voient dans Le Tartuffe une satire de la vraie religion ; car Louis XIV, qui ne plaisante pas avec les questions religieuses ne deviendrait pas le protecteur de la Troupe, à laquelle il offre 6000 livres de pension. Il est plus probable, comme le pense Raymond Picard, que notre poète attaque, au travers d’Orgon et de Mme Pernelle, qui sont les personnages ridicules, une forme austère de la religion qui n’est évidemment pas celle, plus mondaine, de la Cour. Le scandale viendrait ainsi du fait que le poète opte pour une religion raisonnable comme celle de Cléante, qui « tend au contraire à se confondre avec la morale des honnêtes gens » (R. Picard, « Tartuffe, production impie ? »).
Toujours est-il que Molière n’est assurément plus le même après les années 1664-1665. D’une part, il cesse de s’attaquer à de puissantes cabales, contrairement à ce qu’il a fait dans Le Tartuffe et dans Dom Juan, pour ne fustiger que des vices de caractère et des mœurs privées, d’autre part son inspiration s’assombrit (L’Amour médecin, Le Misanthrope, L’Avare, George Dandin en témoignent), et certains personnages jusque là sympathiques, tel le jeune premier amoureux de L’Avare, Valère, se mettent à tenir des discours bien cyniques. Cependant on peut discuter les raisons de ce changement : est-ce à cause de la gravité de cette crise dont Molière sort épuisé au terme de cinq ans de lutte, car sa santé s’est détériorée au point que la maladie l’a arrêté à deux reprises, il a perdu un enfant et connu de graves difficultés conjugales. Est-ce simplement, comme le suggère C.E.J. Caldicott (La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1998) parce que, étant devenu comédien du roi en 1665, il se doit de divertir la cour avec ses comédies-ballets ? Les informations et les documents font ici cruellement défaut.
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